Le corps: toile ou galerie?

le corps toile ou galerie ? article par tatoueur olivier poinsignon


Le corps: toile ou galerie?


Je pose cette question tout de suite car encore la semaine dernière on m'a demandé deux fois de suite pourquoi je ne signais pas mes tatouages. La question me flatte car je comprends bien que c'est là une fierté pour mes clients ou mécènes de porter mon nom en dessous de ce que nous avons partagé mais j'ai quelques raisons de ne pas le faire directement. Signer reviens à déclarer l'aboutissement d'un travail. Signer c'est d'une certaine manière mettre fin au travail accompli, mettre fin à la proposition artistique. Signer c'est mettre fin à l'exploitation du support investit*.



*attention je fais une distinction avec le tag dont l'objectif est de coloniser en rependant sa signature sur des murs dont la moindre parcelle vierge est toujours exploitable.


Si le corps est une galerie ça fait quoi?

Wikipédia dit: "une galerie d'art est généralement un lieu, public ou privé, spécialement aménagé pour mettre en valeur et montrer des œuvres d'art à un public de visiteurs, dans le cadre d'expositions temporaires ou permanentes." Disons que le corps humain est une galerie qu'on ne visite pas mais qu'on peut regarder comme une vitrine en tournant autour. D'ailleurs on tourne autour avec une visibilité dépendant de la relation que l'on entretient avec le propriétaire des lieux !

Wiki dit aussi: " la galerie d'art privée [...] est également un lieu d'exposition et de rencontre, la « vitrine » des marchands d'art." Qui n'a pas engagé une conversation en parlant du tatouage d'une personne rencontrée en soirée ? Je comprends ce phénomène et pourtant je ne supporte pas cette introduction pour discuter. Qu'on s'introduise en me montrant son tatouage ou en me touchant littéralement pour regarder ce que je porte me rend acide. Je déteste la sensation d'être un téléphone portable sur lequel on scrolle et zoom pour voir "les détails". Je me sens à la fois désincarné et enfermé dans l'image figurant sur ma peau. Il y a effectivement un code pin à entrer et une discussion à engager avant de pouvoir accéder à la galerie. Sachant que dans tous les cas certaines pièces resteront closes.

Comment délimiter les espaces d'exposition? Une galerie, un espace d'exposition implique d'être rempli avec différentes œuvres inscrites dans le même mouvement pictural mais on peut aussi se retrouver avec des œuvres dont les connivences ne sont pas plastiques mais plutôt de thématiques. Ainsi on peut se retrouver avec des incohérences (c'est grave si c'est grave pour toi) de fond ou de forme au sein de la même galerie même si l'on a définit une thématique commune. C'est au galeriste de savoir s'il projette son corps dans une collection d'images partageant la même tonalité.
Si je pense à ça c'est dans le souci d'avoir une harmonie visuelle ne permettant pas d'établir de hiérarchie désagréable dans la collection constituée. L'équilibre induit une certaine fréquence. J'ai compris que si l'on ne veut pas être possédé par son tatouage il faut mimer un rythme visuel régulier n'agressant pas l’œil. Un peu comme une tapisserie qui se fond dans le corps ou une double peau. 

Mais une hiérarchie bien pensée peut au contraire permettre de mettre une pièce en valeur. Un peu comme le bijou de la collection via un espace de sécurité plein ou vide, mais encore l'utilisation exclusive d'une teinte colorée peut faire la différence. Car dans le cas d'une "non-organisation" de l'espace de galerie il est évident que la hiérarchie des pièces se mettra en place d'elle-même par saturation d'informations, par isolement d'une pièce en cours ou encore par non-respect des échelles mises en place.
Si tu fais un dragon de 8 cm sur ton avant-bras et qu'au dessus tu fais un serpent de 50cm qui fait le tour de ton bras je te laisse imaginer où va aller ton attention et pourquoi. Pareil si tu te fais tatouer un coup en couleur ou un coup en noir sans l'anticiper. Ton corps va subir un rythme de différences de "température de couleurs" à ton insu. Toutes ses choses-là vont contrôler l’œil qui regarde et donc donner le sens de la visite et la valorisation des pièces.


Il faut prendre conscience que la réduction de la force d'expression dépend de l'échelle que l'on exploite. Exemple: prends une feuille A4 et écrit l'adjectif qui te caractérise le plus en prenant toute la place, ensuite prend une autre feuille A4 et raconte-nous une anecdote qui te caractérise en mettant autant de mots que tu peux. Ensuite accroche ces deux feuilles au milieu de la pièce où 200 personnes ont déjà fait ça ... maintenant tu peux retourner dans la pièce d'à côté et reprendre une feuille pour restructurer ton histoire et la faire rentrer dans le mot que tu avais défini de façon à pouvoir jouer sur les deux échelles. Tu vois où je veux en venir ? Même si le tatouage nous concerne, la façon dont il est pensé traduit "notre relation à l'autre" ainsi que notre recul en matière de lisibilité.

 Si ton corps est une galerie et que tu veux collectionner le plus d'artistes possibles il faut que tu comprennes que la marge de manœuvre allouée à tes tatoueurs va forcément restreindre leur force d'expression. Est-ce-que ton corps est une chanson à capela d'un humain qui donne tout sur trois minutes en se laissant des respirations pour monter en intensité ou alors est ce que ton corps c'est 3 minutes de feat avec nikki minaj - cardi B- assap rocky - kanye west et vince staples (oui je sais Vince' on le voit moins mais je l'aime beaucoup) feat sur lequel tu risques de rajouter un banger de Drake qui va se tirer la couverture à la fin...heureusement il y a un juste milieu mais je ne veux pas le citer car on n'a pas tous les mêmes extrêmes en référence.  


Et si le corps est une toile?

Si le corps est une seule et même toile il faut le penser dans l'intégralité, ne pas offrir son corps comme un cadavre exquis, monstre de Frankenstein fait de pièces raccommodées. Le corps doit être considéré comme un support complet, espace finit dont la lecture n'a pas de début ou de fin de lecture propre à l'image du ruban de moebius. Par défaut je pense que nous sommes nombreux à nous retrouver dans le cas de la galerie improvisée. ayant commencé le tatouage un peu jeune et sans grand recul je n'ai pas vu la possibilité de porter une oeuvre intégrale minimaliste me permettant de me transcender plus que par accumulation de petites expériences. Le corps toile demande un contrôle et une retenue (ou alors des recouvrements) que je ne peux plus m'offrir  en dehors d'un intégral à base d'aplat de noir. Plus sérieusement et je pense que certains corps sont destinés à être reconnus comme oeuvre d'art* de par leur génétique, leur entretien ainsi que la cohérence du projet global. Et d'autres sont destinées à faire l’expérience de la vie avec tous les accidents et les incohérences que cela induit. Pour ma part je suis un tatoueur de traces, d'empreintes et de cicatrices qui peuvent surgir jusqu'à la dernière minute de notre vie et je peux sacraliser ce que l'on me donne pour en faire une oeuvre intégrale tout comme je pourrai la détruire graphiquement en 1000 morceaux pour en faire une petite galerie.

*Entendons-nous bien quand je dis oeuvre d'art je parle de chef-d'oeuvre hors normes dépassant les anecdotes du porteur. Un statut de véhicule plastique qui désincarne donc potentiellement son porteur  ...

Si je devais signer de mon nom et prénom un tatouage ça serait en bas à droite sur le sens de la hauteur (dos ou face je ne sais pas ça dépendrait du sens de lecture donnée à la pièce) avec une encre à 50% de noir comme je le fais au crayon de papier sur mes feuilles A4. Et ça je voudrais le faire "idéalement" sur le lit de mort du tatoué pour que cette démarche soit poussée au plus loin. Pourquoi attendre autant? Parce-que j'ai l'intime conviction qu'en signant de ma main j'enferme la "création". Car tant que l'on est en vie on peut se faire tatouer et faire un doigt d'honneur à cette question :

Alors ton corps c'est une petite galerie

ou une grande oeuvre d'art?

2 commentaires:

  1. Entendu que la galerie est un support de « toiles » de champs d’expressions qui n’on pas toujours de liens entre eux, et qu’il y a la un invitation à voir, à entrer si je puis dire, je n’arrive pas a faire de lien avec le corps, en revanche je dis souvent que nous allons aux toiles comme nous allons aux corps. Et que c’est un stricte triste constat de voir comment nous ne somme pas éduqués à la rencontre. Je crois que pour moi le corps se rapproche de la toile, il est chargé de bien des expériences et se transforme aux différents contacts de surfaces, internes, émotionnels, raisonnés et bien sur au contact de tel ou tel espace et du temps. Ta question est ma question de la semaine. Mes piquages proposent ma signature conférants à cet échange la meme valeur que ceux exerces avec la toile comme support. Ramenant le tatoueur non pas au statut d’artisant mais d’artiste avec tout ce que ça comporte. Il serait meme beaucoup plus interessant que les peintres ou les artistes se posent cette question.

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    1. Merci pour ton mot Sebastien.
      Où puis-je en savoir plus sur ton travail de signature ?

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